Dans les profondeurs de la mine, l'inspecteur Brooks se délectait de ma faiblesse en gravant sur mon torse des signes cabalistiques du bout d'un doigt transformé en griffe. J'éprouvais trop de fatigue pour crier et je songeais que la potion qu'il m'avait forcé à boire n'y était pas étrangère. Satisfait du résultat, il se lassa de moi et ouvrit une bouteille encore scellée à l'image de cette satanée marmotte. Les années défilant, elle avait perdu ses traits cartoonesques pour en arborer des plus stylisés aux limites de l'indiscernable. Il ne subsistait de l'animal que ses deux incisives, miroir inoffensif aux puissantes canines de mon tortionnaire qui perlaient sur sa gencive, mena?ant de transpercer ses lèvres.
- Un peu d'eau ? me proposa-t-il en s'essuyant le doigt sur sa veste distendue.
Je refusai malgré ma soif. De lui émanait un sortilège que je ne voulais pas comme mien.
- Je me suis rendu en ville la semaine passée, m'expliqua-t-il. Des cigarettes et un pack d'eau... Pour un être de mon espèce, je suis d'une frugalité exemplaire.
Mes lèvres se descellèrent pour lui répondre, mais aucun son n'en sortit et je me contenta de happer une goulée d'air. Ma bouche asséchée me rendait fou. Un peu d'eau... Ou pas d'eau et je m'en contentais. Je voulais apprendre comment il pouvait se procurer des biens de l'autre-c?té, mais je redoutais que la réponse ne me plaise pas. Les ressources échangeables dans le camp restaient rarissime, bien plus que les disparitions de mes malheureux voisins... Voisines surtout, j'en ressentais un terrible effroi.
- Il y a tout de l'autre-c?té. Tout ce que tu pourrais rêver et tout ce à quoi tu n'accéderas jamais... Tout peut s'acquérir contre une menue monnaie. Dommage que tu ne puisses conna?tre ces simples plaisirs. Attends encore un peu et tu seras bient?t libéré.
Il éclata de rire d'une manière mécanique comme s'il l'avait apprit par imitation des humains qui le sustentaient depuis des années, décennies voire siècles. Il avala d'une traite la bouteille qui m'alléchait et que je repoussai. Aussit?t disparue que je la regrettai déjà.
- Je ne te proposerais pas de clopes, c'est mauvais pour ta santé, me dit-il.
Pas autant que tu ne l'es pour moi, pensais-je.
Il allait en allumer une quand il se tut, alerté par ses sens suraigus. Un flot de paroles me parvint à l'oreille, murmurées par le vampire avec précipitation. Il se leva et s'éloigna de moi. Je pus le voir qui disparaissait derrière l'un des sacs de jutes qui jouxtaient le tunnel d'accès à mon mouroir. Une plume dépassait, en d'autres circonstances j'en aurais ri mais je n'avais pas ce privilège. Elles avaient commencé à remplacer ses cheveux dès l'instant où ses narines s'étaient étirées et délectées de l'odeur de ceux qui venaient à nous. Avait-il revêtu cette apparence singulière en entrant dans la mine ? J'imaginais un tas de plumes et l'étonnement du groupe qui venait à nous comme si un gros matou s'était acharné sur l'oiseau le plus colossal du monde.
Je fermais les yeux, concentré sur cette vision et laissant mon ou?e vagabonder en direction de l'entrée. Alité, incapable de me mouvoir avec plus de dextérité qu'un ivrogne en stade final, je ne parvenais à saisir ce qui se passait. J'entendais bien une rumeur très lointaine et les échos de voix qui se dessinaient avec lenteur. Peu à peu, je saisis en vol la voix d'un enfant et la réponse d'un adulte. Un autre adulte se plaignait de quelque-chose, un étai qui se serait effondré, puis un autre rétorquait à propos d'un cuissot de sanglier à dévorer à la mode ougha-ougha, back to cave. Avec des cèpes. Une conversation innocente et si terrible pour être leur dernière que j'en pleura sans encore comprendre que les tonalités qui me parvenaient évoquaient autre chose en moi que de la pitié. Je n'irais pas jusqu'à dire que je ressentis une vague d'espoir à l'idée qu'ils furent plusieurs, mais... De l'amour ? Oui, de l'amour et je leur intima de ne pas s'approcher de cette fatalité que je ne saurais empêcher. Hélas, ma voix trop faible ne portait pas au-delà de mes oreilles.
- Bouillir cuissot et manger dans caverne, ougha-ougha ! Grand festin !
- Ougha-ougha !
- Les prémices du...
La dernière voix était féminine et se suspendit au milieu de sa phrase pour passer sur le seuil de l'inaudible. Je priais pour qu'elle ait remarqué une présence anormale dans la caverne et que le groupe s'y aventure avec la plus extrême précaution... Ou mieux : se carapate. Je vis la plume qui dépassait du sac en jute s'agiter et je crois qu'elle se mit alors à trembler. La lumière jaillitdans sa direction, celle de plusieurs frontales combinées qui flottaient à trois hauteurs différentes dans le soutènement de l'entrée. Ils l'avaient remarqué.
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- Il y a quelqu'un, cracha l'homme.
- Attention à toi... Recule. Je reconnais cette puanteur, dit la femme.
Un flash de mon échappée nocturne me revint. Le fusil que la femme tenait m'était familier et pour une fois ne pointait pas vers moi. Elle hésita et pressa la gachette. Le sac de jute explosa et l'inspecteur Brooks en sortit... Enfin, ce qui l'avait été car le vampire se rapprochait plus de l'autruche courroucée. Vaguement blessé sans être pour autant affaiblit, il se jeta le bec en avant sur les lumières. Un cri de douleur jaillit du groupe alors que l'homme touché à l'épaule reculait vivement en laissant tomber l'enfant qui se mit à pleurer.
- N'approche pas sale con ! hurla la femme en réarmant son fusil.
Deux coups. Je reconnaissais le modèle sommaire en vogue dans les plaines. Le prochain serait fatal ou marquerait la fin de son aventure. La créature s'immobilisa, intriguée. L'homme les contourna pour me rejoindre. Il m'accorda un bref regard, m'aveuglant de sa frontale, et commen?a à fouiller dans une bo?te à proximité. Je l'ignorais. L'adrénaline qui montait en moi m’octroya le privilège de la position assise et je reculais sur mon fessier. Je l'aurais fait jusqu'à la paroi si la main que l'homme déposa sur mon épaule ne m'avait stoppé dans ma lancée.
- ?a va aller Pete, il est cuit...
? Pete ?. Hector, ce foutu Hector venait de revenir et me rassurait. Il portait à son cou une corne à la mode très ougha-ougha et dans la caverne, j'aurais éclaté de rire si l'inspecteur Brooks transformé en créature préhistorique ne la partageait pas avec nous. Hector arma le chien de son fusil et la créature se retourna vers nous. Le visage qu'elle arborait, bien que couverts de plumes crasseuses et noires comme la nuit, revêtait une vague apparence humaine. Elle n'avait rien à voir avec le monstre duveteux de la clinique, bien qu'elle s'en rapprochait. Si l'évolution avait aussi son cours sur les vampires du camp, alors l'inspecteur Brooks appartenait à une espèce préhistorique. Il me rappelait les représentations des dinosaures après que l'on eut découvert qu'ils ne se promenaient pas tous les écailles à l'air libre dans la jungle primordiale. Il poussa un cri, vaine tentative de moduler sa voix en paroles audibles et un coup parti. Hector, bien que mena?ant, n'accomplit aucun acte de bravoure. C'était Maria qui venait de lui tirer dans le dos et la balle traversa sa poitrine en projetant des lambeaux de son c?ur sur nos visages. Le sang s'écoula de la blessure, bleu et noble, puis commen?a à pulser tel un geyser. Il afficha un air de stupéfaction, retrouvant temporairement son humanité, puis se referma... Il se referma comme sa plaie déjà se résorbait. Le c?ur pulvérisé renaissait et nous nous tassions dans l'horreur. Nous n'étions pas encore persuadés que nous y passerions, mais la vaine tentative d'Hector de tirer à la suite se solda par un échec. Ce con venait d'utiliser l'index qui lui manquait. Je ne lui en voulus pas car, au fond, je savais que le résultat serait le même.
La créature qui s'appelait Terrence Brooks nous dévisagea avec haine et chargea. Les puissantes pattes s'animèrent et le guidèrent vers Hector. La charge le renversa et l'étourdit, une plume noire voleta jusqu'à moi et le collier primitif se détacha, la corne s'envola et manqua de m'embrocher la main.
- Tu... Tu... souffla Brooks.
Il ne parvenait à moduler la suite de ses mots. La prise qu'il eut sur la tête de sa victime suffisait à compléter sa phrase. Une seule flexion de ses muscles et le crane d'Hector éclaterait en milles éclats puis je serais le prochain.
Maria nous regardait avec horreur et contrition. Le petit Ugo tremblait sur ses épaules. Elle hésita et s'enfuit, nous laissant seuls avec Brooks – ou ce qui l'avait été. Nous allions crever puis viendrait le tour de Maria... Maria et Ugo. Tout cela en vain, nous aurions tous les trois survécus si le sacrifice d'un enfant ne nous avait pas paru aussi insupportable.
Oui, mais tu es un élément rapporté de la bande. Toi, tu aurais cramé le gamin.
Un mensonge qui repoussait ma responsabilité dans le moment qui se jouait. Les babines humides de Brooks s'approchèrent de la nuque de sa victime. Le calme m'envahit face à la certitude de ma mort prochaine. Quoi que je tente, cela se solderait par un échec alors... L'échec mènerait à la mort. Je ne pouvais l'éviter.
- Hector, soufflais-je.
Les yeux exorbités de mon ami se crevaient de pure terreur. Il entrouvrit sa bouche, me suppliant sans paroles et moi... Moi je phasais. Je n'appartenais plus à ce monde, mais au doux univers éthéré qui m'habitait quand j'étais trop crevé ou bien mourant. Ma main découvrit la corne à ses c?tés et je m'en emparai sans trop savoir quoi en faire. Ougha-ougha, ?a me revenait. Le poignard préhistorique se souleva au-dessus de ma tête, absorba la lumière des frontales et s'abattit sur la créature. Moi, l'Homme de cro-magnon venait de poignarder un dinosaure. La corne frotta l'os, traversa la chair et se planta dans le c?ur. Le dinosaure à plumes se retourna vers moi, surpris et en relachant Hector qui tomba dans un bruit sourd sur son crane en perdant connaissance.
- Tu... Tu...
Tu. Tues. Les plumes se ratatinèrent sur la gueule de la créature alors que sa plaie béante tentait de se refermer, bloquée par la corne. Je venais de le priver de c?ur et s'il en prenait conscience, le Héron ne pouvait l'accepter. Il ouvrit une bouche d'où tombaient ses crocs érodés, ses plumes se fossilisèrent alors qu'il tenta de compléter ses mots. Je ressentis son supplice. L'être éternel disparaissait et il ne resterait de lui qu'un fossile. Il s'écroula et je laissai échapper un long cri de victoire qui remonta dans les couloirs caverneux jusqu'à une mère et son enfant qui s'apprêtaient à me quitter définitivement.
J'avais vaincu.
Ougha-ougha.